Frank Fischer

Weltmüller

Éditions SuKuLTuR ∙ Berlin 2012
 
Traduit de l’allemand par
J. Obert et G. Dazord,
le 2 février 2016
 
Publication en préparation.

 

Un Godot comme on n’en a jamais vu.

Ce devait être la mise en scène de l’année, En attendant Godot de Samuel Beckett au Grand Théâtre de Hambourg. Le rôle de Godot, qui n’apparaît jamais sur scène, était confié au légendaire comédien autrichien Johannes Weltmüller. La première, qui eut lieu il y a quinze jours, prit fin dans le tumulte.

 

I. L’homme d’or

Vers 23 heures, Reni Adler, en pleine recherche de clients aux alentours du théâtre, se trouve contrainte d’arrêter brusquement son taxi. Quelqu’un court dans sa direction en gesticulant, comme hystérique. C’est un monsieur de grande taille, avec beaucoup de prestance, en robe d’apparat dorée. Il porte sur la tête un képi à petite visière, lui aussi cintré d’un or qui étincelait vivement. A peine le bruit des freins s’est-il éteint que l’homme vêtu d’or se jette sur la portière avant droite pour l’ouvrir brutalement.

Qu’un fou monte de cette façon, cela arrive de temps à autre. Reni Adler se contente donc de hocher un instant la tête, et comme elle ne sait quoi dire, elle démarre, tout simplement. Direction un des hôtels du bord de l’Alster. Elle tourne une ou deux fois, la routine, pour déboucher sur la Kirchenallee. Cela semble pourtant si peu convenir à l’étrange passager qu’il se met à hurler à sa chauffeuse, comme pris de démence : « Non ! Pas par le théâtre ! » Mais elle en a déjà pris le chemin, faire demi-tour est impossible, cela n’aurait aucun sens. Après tout, c’est la bonne direction si l’on veut rejoindre l’Alster.

Même à cette distance, on distingue, devant l’entrée principale du théâtre, une foule fébrile. L’homme d’or tente de disparaître en se courbant de côté, et ce faisant, par inadvertance, ses mains se prennent dans le volant de la conductrice. Dans cette situation incontrôlable, la voiture ne roule plus qu’au pas, mais elle fait tout de même un écart et s’en va érafler légèrement un minibus. Les deux véhicules s’arrêtent, un bouchon commence instantanément derrière eux. « Non, non, » entend-on gémir du fond du siège passager « non, non, non, non, non ! ».

La foule assemblée devant le théâtre vient d’assister à une première. La soirée a pris fin avant l’heure, pour ainsi dire, lorsqu’une insurrection éclata dans la salle pendant les applaudissements. Le bâtiment est en cours d’évacuation depuis cinq minutes, une foule de plus en plus importante s’en écoule en venant se rassembler de part et d’autre de la Kirchenallee. Un public tout trouvé pour ce petit accident. Quelques spectateurs inspectent avec intérêt l’intérieur du taxi et aperçoivent l’homme d’or qui se recroqueville étrangement en pressant son avant-bras droit devant son visage, lançant par-dessous des regards apeurés.

II. Une vraie sensation

L’homme vêtu d’or, c’est Johannes Weltmüller. Le grand acteur. Comme il sied à tout grand acteur de langue allemande, il est autrichien. Dépositaire de l’Anneau d’Iffland, il fut, à Vienne, la star du Burgtheater, dont il fit la réputation dans les années quatre-vingts presque à lui tout seul. Parallèlement à son activité au théâtre, qu’il a presque complètement laissée de côté depuis quelques années, il a très tôt joué dans des films, aussi, et ces derniers temps surtout, aux Etats-Unis. Il est depuis le plus populaire des acteurs d’envergure, connu même de gens qui n’ont jamais mis les pieds dans un théâtre. Et c’est le même Johannes Weltmüller qui se recroqueville à présent, le soir de sa propre première, quelques minutes à peine après la fin de la représentation, tout attifé, victime d’un insignifiant accident de taxi.

Son engagement au Grand Théâtre de Hamburg avait été salué comme son grand come-back à la scène. Lui-même n’a jamais cessé de revendiquer son amour pour le théâtre, pour le « métier ». La critique s’était mise à lui reprocher ses fréquentes apparitions au cinéma, depuis qu’il ne tournait plus exclusivement avec Wim Wenders. Cela fait au moins vingt ans que ça se passe comme cela, et quelqu’un comme Weltmüller n’a vraiment plus besoin de s’en soucier. Il porte l’Anneau d’Iffland, c’est le meilleur acteur du monde germanophone.

L’annonce de sa venue à Hambourg, c’était aussi une bonne opération pour le Grand Théâtre. Car cette salle, la plus grande en Allemagne avec ses presque 1200 places, passait ces dernières années pour la proie facile des critiques qui veulent s’en donner à cœur-joie.

C’est ici, dans cette maison, que Gründgens et Zadek ont marqué l’histoire du théâtre, mais plus rien ne rappelle à présent ces heures glorieuses. Clemens Borgstahl, l’actuel intendant, était arrivé cinq ans plus tôt de Munich, fêté à cinquante-neuf ans comme un enfant prodige du théâtre. Il n’était maintenant plus qu’un homme vieillissant et instable, à qui la chance ne voulait plus sourire et en qui plus personne ne croyait.

Certes, on y fait encore de temps en temps une mise en scène réussie et saluée par la critique, mais elle est mise en général au crédit seulement du metteur en scène, qui s’est pour ainsi dire imposé dans la place contre tant de circonstances défavorables. La politique de Borgstahl dans la maison semble effectivement bien arbitraire, il n’a pas développé ici de style personnel, d’originalité. C’en est fait de sa réputation de ponte de l’avant-garde. La concurrence locale du Thalia l’a sans peine détrôné dans l’opinion, et le Grand Théâtre avec lui.

L’automne dernier, au début de la saison, assez tardivement donc, Borgstahl sembla pourtant avoir trouvé quelque chose à rétorquer à son inlassable mauvaise presse. Enfin, il allait pouvoir de nouveau justifier un peu son arrogance tristement célèbre. Et c’est ainsi qu’il fit en personne l’annonce d’un triomphe de casting auquel personne ne s’attendait le moins du monde, et qui fit reparler de l’intendance de Borgstahl sur tout le territoire : Weltmüller ! Weltmüller à Hambourg ! Chez lui, au Grand Théâtre !

On annonça tout de suite que Weltmüller jouerait dans une nouvelle production d’« En attendant Godot » de Samuel Beckett, un projet qui parut d’abord un peu superflu. Cela ne faisait que quelques années que le Grand Théâtre avait donné cette pièce. C’était en 2004. Certes, Jan Bosse avait fourni à l’époque une mise en scène vraiment peu inspirée, mais pourquoi redonner maintenant un autre « Godot » sur la même scène ? Pourtant, la véritable sensation restait à venir. Les quatre rôles principaux – Wladimir et Estragon, Pozzo et Lucky – devaient être tenus par des membres de la troupe. S’ajoutait encore le mini-rôle du messager de Godot. Que restait-il donc pour Weltmüller ?

Weltmüller était annoncé comme acteur numéro six, et le personnage qu’il devait incarner n’était personne d’autre que – Godot, le rôle-titre.

Puis plus rien.

Reprenons au début : « En attendant Godot », c’est l’œuvre la plus célèbre de Beckett, l’une des pièces les plus jouées de tous les temps, un tube de l’existentialisme qui depuis sa création en 1953 appartient dans le monde entier au répertoire de tout théâtre digne de ce nom. C’est le texte classique du théâtre de l’absurde, et son absurdité la plus capitale réside en ceci que le personnage de Godot, dont il est tout le temps question, n’apparaît pas de toute la pièce. Depuis presque soixante ans tous l’attendent en vain, les personnages, les acteurs, les spectateurs, les critiques, les spécialistes de littérature. Depuis plus d’un demi-siècle, on échafaude toutes les hypothèses possibles sur lui, ce Monsieur Godot qui incarne une idée, cet être impensable jusqu’ici dans l’ordre de la matière.

L’annonce fit du coup l’effet d’une blague ridiculement mauvaise. Weltmüller dans le rôle de Godot, quelle ânerie inconcevable ! Mais cette fois-ci, la critique ne parvint pas à se jeter de nouveau sur Borgstahl pour le démolir. Car les pires appréhensions se mêlaient de curiosité, d’attentes, de jubilation devant une aura de mégalomanie comme on n’en avait pas vu depuis longtemps dans un théâtre, ou peut-être même jamais. Ce « Godot », tout le monde voulait le voir. Et au fond, l’idée de distribution était déjà le sommet du triomphe. Ce n’était plus la peine de jouer la pièce.

C’est aussi ce que dit celle qui a ficelé tout ça : le plus grand acteur, la plus grande salle du pays, le plus grand classique du vingtième siècle, le plus illustre inconnu de la littérature mondiale. Ce super-choc des sommités, la perspective d’une atteinte radicale portée tant au texte qu’à toute l’histoire de son interprétation, tout laissait supposer une bonne dose de théâtre nouvelle manière. Ou, justement, peut-être pas : car l’opération avait pour maître-d’œuvre la metteuse en scène du moment, et celle-ci n’a vraiment pas la réputation de faire dans l’égocentrisme et le n’importe-quoi.

III. Le chat de Schrödinger

Henrike Zöllner n’a que trente ans, et personne en ce moment ne sait aussi bien qu’elle remplir la salle jusqu’à la dernière place à chaque représentation, peu importe le lieu, la pièce et les acteurs. La virtuosité avec laquelle elle saute constamment de la mise en scène pour le théâtre au théâtre pour la mise en scène, de conceptions anarchistes au conservatisme esthétique, cette virtuosité reste un mystère. D’une manière ou d’une autre, la plupart des metteurs en scène trouvent leur place, ils appartiennent à telle école ou à telle autre. Mais Henrike Zöllner est d’une impitoyable imprévisibilité. Elle dit aborder tout travail avec une totale liberté d’esprit, et donner à chaque texte la mise en scène qu’il mérite. Cela implique parfois de s’en tenir au texte, parfois de donner dans le trash, parfois encore tout autre chose. Par analogie avec le mot d’ordre d’Angela Merkel pendant sa campagne de 2005, « gouverner jusqu’au bout », Zöllner a forgé le concept de « jusqu’au-boutisme » qui reste associé depuis à sa pratique de la mise en scène.

Les répétitions de son Godot hambourgeois commencèrent fin mars, la première était prévue pour le 7 mai. Henrike Zöllner se donnait l’air absolument dégagé et, comme toujours, elle ne semblait vouloir faire que son travail. À ce stade, cela voulait seulement dire faire répéter leurs scènes intensivement aux quatre comédiens de la maison. Pendant toute la phase de répétition, il semble qu’aucun des acteurs n’eut l’occasion d’apercevoir Weltmüller, qui devait incarner Godot. Pour travailler avec la star, Henrike Zöllner avait spécialement réservé deux fois par semaine le créneau de 10h30 à 15h, mais sur le lieu de ces rendez-vous et ce qu’ils y faisaient, on ne put extorquer aucune information.

Lors de notre dernière rencontre, cinq jours seulement avant la première, elle ne laissa cependant aucune ambiguïté : il n’était pas question que Weltmüller apparaisse sans autre forme de procès dans le rôle de Godot. Sur scène, juste comme ça ? Et pour y faire quoi, d’après vous ? Son humour, son ironie ne sont pas toujours facile à saisir, mais elle n’en démordit pas : Godot n’était pas dans la pièce, il n’apparaîtrait donc pas non plus sur scène, ce n’était pas elle l’auteur, elle n’allait certes pas rafistoler le texte comme ça sans raison. Mais bien sûr que Weltmüller serait présent dans le théâtre, évidemment, c’était même explicitement stipulé dans son contrat. Qui plus est, on a confectionné pour lui un costume de Godot d’un luxe fastueux, sur lequel, ajoute-t-elle d’un ton malicieux, on a peut-être bien brodé le nom du futur dépositaire de l’Anneau d’Iffland, que Weltmüller a déjà désigné par disposition testamentaire.

Elle riait beaucoup en donnant ces explications, et ne cessait de citer « le chat de Schrödinger » comme référence possible pour son Godot avec Weltmüller. De même que le chat est à la fois mort et vivant dans cette expérience de pensée de la mécanique quantique, de même le Godot de Weltmüller serait dans sa mise en scène à la fois présent et absent.

Zöllner aime ce genre de formulations scientifiques. Elle fit à l’Université de Leipzig des études de théâtre, mais aussi de mathématiques, dont elle fit plus tard sa matière principale. Avant d’écrire pour son diplôme de fin d’études un mémoire consacré à un problème de la théorie des nombres, elle alterna entre ses deux talents, effectuant plusieurs stages au théâtre de Cologne, sa ville natale. Directement après, elle y devint assistante à la mise en scène. Puis, six mois plus tard, l’intendante de l’époque la convainquit de se lancer dans sa première mise en scène à elle, et d’autres suivirent. Elle y gagna rapidement une réputation de minutie dans le travail du texte, mit en scène Manque de Sarah Kane, La cruche cassée de Kleist et, premier sommet de sa carrière, le Jules César de Shakespeare dans la traduction très originale de Helmut Krausser.

IV. Un jour de semaine dans l’intercité

Cependant, dès sa deuxième saison, elle s’engagea hors des sentiers battus. Elle organisa en autoproduction, et manifestement en le finançant par elle-même, son « projet intercité », du théâtre sauvage, une mise en scène de guérilla dans l’espace public. Son seul complice fut l’acteur Florian Beyer, qu’elle avait rencontré à Leipzig, puis emmené avec elle à Cologne. On ne sait pas grand-chose de ce projet, il ne figure pas dans le CV officiel d’Henrike Zöllner. C’est par ouï-dire, en rassemblant les témoignages, qu’on peut tenter de reconstituer son déroulement :

Un jour de semaine ordinaire, dans l’intercité Berlin-Munich, en 2e classe, une voiture bien remplie. Le téléphone portable d’un jeune homme se met à sonner, on entend les guitares d’un groupe britannique. On n’est pas censé le faire, mais le jeune homme prend tout de même la communication. Deux ou trois personnes poussent de gros soupirs devant tant d’effronterie. Sans le savoir, ils font déjà partie du spectacle.

Le jeune homme est d’apparence rangée, il porte manifestement un costume fait sur mesure et une cravate d’Ermenegildo Zegna. Il parle un petit moment, puis semble suspendu à son téléphone, reprend la parole, et ainsi de suite, une conversation normale. Deux minutes passent, trois minutes. On entend naître les contours d’une histoire, le ton se fait plus décidé. Les voyageurs, qui ont fait la grimace au début, commencent soudain à écouter avec intérêt. On dirait qu’il est question d’une maladie, d’un diagnostic devenu plus grave, et partant de là d’un enfant commun, de souvenirs de vacances, d’anecdotes amusantes sur la vie professionnelle des juristes. Les voyageurs n’entendent bien sûr que ses paroles à lui, et celles-ci prennent à chaque instant des tournures inattendues, le reste est laissé à leur imagination.

Après coup, force est de supposer que le texte entier était prononcé dans le vide, que ce n’était pas une véritable communication, qu’il n’y avait pas d’interlocuteur. Le jeune homme sanglote tout bas, il se remet à argumenter, sourit un moment, se montre compréhensif. Parfois il hausse significativement le ton, une passagère à peu près du même âge trouve cela inacceptable et se dirige à grands hochements de tête vers le perturbateur. Elle se poste à côté de son siège et pointe un doigt courroucé vers l’affichette qui montre un téléphone portable barré. A ce moment-là, quelques larmes coulent déjà sur le visage du jeune homme, la femme s’en aperçoit, et lorsqu’il fait mine de se lever et de s’excuser, elle lui dit qu’elle est désolée, bien sûr qu’il peut rester là et continuer son coup de fil, en secret elle cherche à comprendre ce qui s’est passé, elle regarde les visages des autres spectateurs, et ils ressemblent à ceux qu’on voit dans un cinéma au moment où il commence à y avoir de l’action.

C’est ainsi qu’autour de lui, une poignée de passagers agacés se transforme en neuf, dix auditeurs curieux, puis en dix-sept, dix-huit êtres pleins d’empathie et touchés jusqu’au fond d’eux-mêmes. Jamais la nature fictive du coup de fil n’est révélée, il s’agit pour ces spectateurs malgré eux d’une expérience authentique. Les dialogues sont calculés de telle sorte que ce n’est qu’en descendant du train que le comédien éteint son téléphone, puis, sitôt arrivé sur le quai, il prend sa femme ou sa compagne dans ses bras, et continue à l’étreindre jusqu’à ce que tous les autres passagers soient passés à côté d’eux. Quelques-uns lui chuchotent « bonne chance » et se retournent plusieurs fois pour contempler la scène.

Henrike Zöllner fit jouer ce même numéro à son comédien pendant environ quatre semaines, dans différents trains intercité entre de grandes villes allemandes. Sur la ligne Francfort-Hambourg, le médiéviste Gunnar Japsen assista par hasard à l’une des représentations, pendant qu’il transcrivait des actes officiels du Moyen Âge en vue d’une prochaine publication. Le faux dialogue qu’il entendit et l’atmosphère étrangement chargée qui régnait parmi les auditeurs captivés l’impressionnèrent lui aussi, au point qu’il laissa là ses actes pour écouter.

Dans le train pour Cologne, une dizaine de jours plus tard, il tomba sur le même jeune homme en se rendant aux toilettes. De nouveau celui-ci téléphonait, et de nouveau il avait les larmes aux yeux. Japsen s’assit à trois rangées de là sur une place restée libre, et se trouva bien étonné d’entendre phrase pour phrase et mot pour mot la même histoire que quelques jours auparavant. Il retourna chercher ses affaires et resta jusqu’au terminus assis derrière l’homme au téléphone. Sur le quai de la gare de Cologne, même jeu : l’homme prit une femme dans ses bras et voulut attendre que tous ses auditeurs aient disparu. Mais Japsen se dirigea vers lui, et lui tapota l’épaule en criant : « Mais qu’est-ce que vous croyez que vous faites ! Qu’est-ce que ça veut dire ! » L’autre l’ignora complètement, Japsen sortit du coup son propre téléphone, arracha l’homme à ses embrassades et le prit en photo pour envoyer le cliché, accompagné du bref récit de l’événement, au quotidien Die Tageszeitung. A la rédaction, on reconnut tout de suite dans l’homme au téléphone portable l’acteur Florian Beyer, de Cologne, et un article écrit en collaboration avec Japsen parut dans le numéro du samedi suivant. Le courrier des lecteurs nous renseigne approximativement sur le temps que dura l’expérience, et comme Florian Beyer est de son propre aveu l’acteur préféré d’Henrike Zöllner, on eut tôt fait de faire le lien avec elle.

Personne ne lui reprocha ce projet, quoique le comédien y joue juste le même rôle que les célèbres accordéonistes du métro, qui bon gré mal gré infligent leur numéro à d’irréprochables citoyens. Peut-être Henrike Zöllner voulait-elle tirer de ce travail des enseignements sur la manière d’influencer le public, surtout quand il s’avère récalcitrant.

Jamais elle n’a parlé directement de son « projet intercité », tout au plus par allusions. Celles-ci suffirent cependant à alimenter la rumeur et à la faire travailler pour elle. Elle y gagna la réputation de quelqu’un qui n’annonce pas on ne sait quel projet avec tambours et trompettes, mais préfère tenter sur ses fonds propres des expériences non conventionnelles. Quelqu’un qui ne fait pas du théâtre pour le bourgeois, mais pour tous. Pour cet acte de guérilla théâtrale, un hebdomadaire renommé lui décerna le titre de « Madame Schlingensief », puis vint la première du « Jules César » déjà mentionné, qui fit un triomphe, et ce surnom de toute façon bien peu satisfaisant passa au second plan.

V. L’Hamlet aux chiens

Elle accepta ensuite plusieurs invitations d’autres théâtres et mit en scène un Urfaust à Bochum, une Ménagerie de verre à Bâle ainsi qu’un Titus Andronicus à Meiningen. A Nuremberg, elle adapta pour la scène les récits de voyage de Christian Kracht, Le Crayon jaune. Elle fut invitée pour cette production aux rencontres théâtrales de Berlin, il n’y a pas mieux pour une metteuse en scène qui n’a pas encore trente ans. Et puis on lui offrit en 2008 de travailler pour les Semaines du Théâtre de Vienne, ce serait : « William Shakespeare : Hamlet. »

Pour le programme officiel du festival, Henrike Zöllner produisit un essai de deux pages sur la pièce, mais elle ne révéla pas le nom des acteurs, on apprit seulement qu’il s’agirait essentiellement de comédiens amateurs. Le jour de la première, on distribua un programme qui indiquait un nom pour chaque rôle, mais que fallait-il comprendre ?

Claudius, roi de Danemark : Hasso
Hamlet, fils du précédent et neveu du roi actuel : Waldi
Polonius, chambellan : Blacky
Horatio, ami d’Hamlet : Arko
Laertes, fils de Polonius : Schnuffi
Gertrude, reine de Danemark et mère d’Hamlet : Laika
Ophélie, fille de Polonius : Daisy
(etc.)

Au début de la représentation, les spectateurs découvrirent un paysage intriguant, traversé de hautes barrières à peine visibles. A chaque niveau, quelques maquettes assez grandes représentaient des bâtiments, dont l’architecture mêlait des éléments antiques, médiévaux et modernes. Dans l’un des enclos, sur le devant de la scène, se trouvaient deux chiens. Rien ne se passait.

Les chiens se reniflaient l’un l’autre, et le reste du temps ils essayaient comme ils pouvaient de sauter par-dessus les barrières, sans y parvenir. Au bout d’une courte minute, deux maîtres-chiens entrèrent en scène en amenant deux bêtes de plus, qu’ils installèrent dans le même espace. Les quatre firent preuve d’intérêt réciproque pendant un petit moment, puis ils se mirent à faire des bonds sauvages dans tous les sens, comme font les chiens. Chacun avait sur son dos un tricot sur lequel une lettre majuscule était brodée. À B et F, les deux chiens du début, on avait adjoint H et M. Et dès lors qu’on comprenait que les lettres désignaient Bernardo, Francisco, Horatio et Marcellus, les quatre personnages qui se rencontrent au début d’Hamlet sur une terrasse du château, voilà que sans s’y attendre, on était en plein dans la pièce.

Au bout de trois minutes, une cage de verre aussi large que la scène, et qui dominait le paysage, fut éclairée d’une lumière vive. Un terre-neuve, le poil en bataille, vint s’y promener en aboyant d’une voix forte. Il ne portait pas de tricot ni de lettre, mais il faut dire qu’il n’en avait pas besoin. Il était bien clair pour tout le monde que ce chien laineux, au regard sympathique, incarnait le fantôme du père d’Hamlet. Il s’agita un peu derrière la paroi de verre, en trébuchant de temps à autre sur la longue laisse qui au bout d’une minute le tira à nouveau vers les coulisses.

Les chiens situés dans la partie inférieure du paysage n’avaient pas vraiment pris note de la présence de leur congénère là-haut, et furent sortis de scène deux minutes plus tard par quatre maîtres-chiens. Cinq autres entrèrent avec cinq nouvelles bêtes – C(laudius), G(ertrude), L(aertes), P(olonius) et H(amlet) – et les installèrent dans un enclos un peu plus grand, situé à côté et que surmontait le toit d’une niche d’un luxe royal. A la fin de la scène, quatre d’entre eux furent emmenés en jappant à plein poumon – c’était le moment du premier monologue d’Hamlet, et Waldi, le comédien qui venait de perdre ses quatre camarades de jeu, ne manqua pas d’émettre des aboiements de protestation.

La représentation se poursuivit ainsi, ne montrant que des maîtres-chiens qui amenaient leurs bêtes sur scène puis les en faisaient sortir. Le fantôme du vieux roi apparut une seconde fois, et ce coup-ci le terre-neuve eut six minutes pour gambader derrière la vitre, tandis qu’Hamlet, dans l’enclos en-dessous de lui, rongeait la clôture plutôt que de suivre Shakespeare et d’écouter les yeux écarquillés les sinistres propos du spectre.

On pouvait lire dans le programme que le temps alloué aux chiens pour chaque scène correspondait exactement à la durée de présence des acteurs à l’écran dans l’adaptation tournée en 1948 par Laurence Olivier. Rosencrantz et Guildenstern étaient omis de la distribution viennoise, Olivier ayant coupé ces rôles ainsi que celui de Fortinbras, le prince norvégien qui n’a en fait qu’une courte intervention vers la fin.

Les acteurs-chiens n’étaient au demeurant pas des chiens de cirque, ils venaient tout simplement d’un refuge du 22e arrondissement et n’avaient pratiquement pas été préparés. Pendant deux heures et demie, pas une parole humaine ne fut dite sur scène. Zöllner avait en quelque sorte déplacé tout le texte dans la tête des spectateurs, qui n’en semblaient pas gênés le moins du monde. De temps à autres, les haut-parleurs du théâtre faisaient entendre quelques mesures de la musique composée par William Walton pour le film, et elles se mélangeaient aux aboiements, jappements et couinements qui émanaient occasionnellement de la scène. Daisy, un caniche femelle qui éternuait, devint la favorite du public, lequel passait tout son temps à débattre avec bonne humeur du moment du texte où l’on en était. Vers la fin, on applaudit les maîtres-chiens, qui amenaient et remmenaient consciencieusement leurs bêtes. Le succès que le spectacle remporta auprès du public ne se manifesta peut-être pas seulement par les standing ovations, il faut y ajouter que le monde se trouvait enrichi à chaque représentation de centaines de photos de mignons petits toutous. L’« Hamlet aux chiens » d’Henrike Zöllner, comme on l’appelait partout avec sympathie, partit en tournée pour Paris, au festival d’automne, pendant que la metteuse en scène se consacrait à sa réalisation suivante, une Cerisaie au Deutsches Theater de Berlin, où la scène serait rendue aux humains.

VI. La formule du théâtre

C’est ainsi qu’elle faisait souffler sur le théâtre un vent de liberté, de façon très rapide et très inattendue. Tout semblait lui réussir, même ce qu’elle écrivait en collaboration avait du succès. Have you seen his play in Helsinki ? fut écrit, d’après elle en une seule nuit, avec la dramaturge Sibylle Berg. Ce texte jette un regard cynique sur la culture humaine des 35 000 dernières années, bien qu’il ne consiste que dans des conversations entre de prétentieuses organisatrices de festivals. Les dialogues sont écrits pour la plupart dans un anglais bourré de fautes et découlent de la phrase qui sert de titre. Les adjectifs employés, dont le catalogue exhaustif est fourni tout de suite après la liste des personnages, se limitent à dix mots : wonderful, brilliant, compelling, magnificent, fascinating, gorgeous, exciting, splendid, great, extraordinary. Le texte ne contient aucun autre qualificatif et quand la pièce fut créée aux Kammerspiele de Munich, bon nombre de critiques enthousiastes eurent précisément recours à ces adjectifs-là.

Henrike Zöllner est capable de produire des excentricités complètement démentes, mais si bien calculées qu’elles fonctionnent auprès de tous les spectateurs. En tout cas elle a la réputation de préparer ses « mises en scènes jusqu’au-boutistes » avec la plus grande minutie. Elle ne tomberait jamais dans le non-sens ésotérique des metteurs en scène d’avant-garde. En mathématicienne, elle semble avoir trouvé une formule du théâtre et vouloir en tester toutes les variables : ai-je besoin d’une scène (« projet intercité ») ? Ai-je besoin d’acteurs humains (« Hamlet aux chiens ») ? Et pour son Godot de Hambourg, la question est manifestement la suivante : est-ce qu’un acteur prévu par la distribution doit pour autant apparaître sur scène ? Ou bien la distribution se suffit-elle à elle-même ?

On voit bien, à comparer ses mises en scène avec celles de ses collègues, qu’elle a toujours le bon angle d’attaque. En 2006, deux ans après le Godot de Jan Bosse à Hambourg, George Tabori mettait en scène la pièce pour la deuxième fois, après sa production de 1984 aux Kammerspiele de Munich. Cette fois-ci, c’était au Berliner Ensemble. Il n’y avait cependant pas de quoi s’extasier, les spectateurs se retrouvèrent impliqués de façon plutôt banale, Wladimir par exemple mettait son chapeau melon sur la tête de quelqu’un au premier rang. Hélas, l’idée de briser le quatrième mur, d’autres metteurs en scène l’avaient déjà eue, et il y a très longtemps.

Henrike Zöllner quant à elle ne ferait pas semblant, et réussirait avec son « Godot » à impliquer le public de la façon la plus directe, sans ces fantasmagories venues tout droit des temps héroïques du théâtre moderne. Ce serait un « Godot » comme il n’y en a jamais eu. Les gens assis à leur place, avec leurs attentes et leur empathie, deviendraient la partie la plus importante du spectacle, sans que la mise en scène ait à percer artificiellement un trou dans le quatrième mur.

VII. Résistance

Johannes Weltmüller lui-même ne souhaite pas s’exprimer directement au sujet de cette mise en scène, ainsi qu’il le dit à Friedrich Seidel, son journaliste fétiche. Mais dans la courte interview qu’il donna au « Magazine du Théâtre », l’unique fois où il prit publiquement la parole au sujet de la première à venir, le grand acteur évoque plein d’enthousiasme ses discussions avec le jeune espoir de la mise en scène, « la Zöllner », comme il l’appelle affectueusement. Il dit avoir tout de suite accepté sa proposition, car : « elle, elle en veut ! », elle renvoie sa propre image au théâtre occidental repu. Weltmüller raconte qu’ils sont restés une fois jusqu’à quatre heures du matin ensemble à la cantine, à s’expliquer mutuellement le monde. Mais, ajoute-t-il, ce que la jeune femme entend faire avec son « Godot », c’est à elle qu’il faut le demander ; en ce qui concerne la pièce de Beckett, il ressent quant à lui un besoin d’actualisation. « Je sais pas quel Français » a en effet découvert le contenu historique de la pièce, et prouvé ainsi qu’elle a malgré tout un sujet, un sujet concret, tangible, compréhensible.

En 2001 et 2002 fut présentée pour la première fois, dans deux revues françaises marginales, la thèse de Valentin Temkine, un professeur d’histoire à la retraite : « En attendant Godot » parle selon lui de deux Juifs qui, au printemps 1943, attendent un passeur sur un plateau des Préalpes du sud de la France. Godot, un membre de la Résistance, doit les aider à fuir. Cette interprétation fut discutée en 2007 de façon plus complète dans un dossier du magazine en ligne « Texto ! », édité à Paris par l’Institut Ferdinand de Saussure. En 2008 paraissait en allemand chez Matthes und Seitz un recueil d’articles sur cette thèse, et désormais, qu’un théâtreux ambitieux porte le tout à la scène n’était plus qu’une question de temps. Car soudain, on avait le sentiment de pouvoir soustraire le texte de Beckett à l’absurde, un théâtre concret redevenait apparemment possible.

De toute évidence, Weltmüller n’a pas parlé de ce sujet avec « la Zöllner » car celle-ci se tord de rire à l’idée de cette tentative de « démonstration du caractère historique de la pièce ». Godot, un membre de la Résistance ? « Un paysan qui affronte les plus grands périls, qui prend du coup toutes les mesures de sécurité indispensables, qui n’entre en contact que par le biais de messagers avec les fuyards, comme Didi et Gogo, qu’il essaie d’aider » ? C’est ce qu’elle a lu de plus débile sur la pièce de Beckett, dit-elle. Elle ne veut rien savoir des indices qu’on a trouvés, elle ne voit en eux qu’un travail de tâcheron, sympathique mais complètement dénué de sens : « un peu comme la description de la construction à la règle et au compas d’un polygone à 65 537 côtés égaux. »

Encore une de ces comparaison tout droit sortie du monde parallèle des sciences dures : Carl Friedrich Gauss avait démontré qu’un polygone régulier à n côtés est constructible à l’aide de moyens géométriques rudimentaires lorsque n est un nombre premier de Fermat, donc un nombre premier de la forme (2^(2^n))+1. Gauss lui-même décrivit ensuite la construction de l’heptadécaèdre régulier, et quelqu’un d’autre fournit le polygone à 257 côtés. Celui que mentionne Henrike Zöllner, le polygone à 65 537 côtés égaux, c’est un mathématicien nommé Johann Gustav Hermes qui s’y attela. Après dix ans passés à en décrire la construction, il remit l’énorme tas de papier à l’université de Göttingen dans une valise fabriquée tout exprès. Personne n’a pour l’instant vérifié avec certitude que la construction est correcte, tandis que de nombreux critiques se montrent convaincus de la thèse de Temkine. Pour Henrike Zöllner cependant elle est insensée dans son ambition même, et elle retire à cette pièce déjà bien ennuyeuse son dernier reste d’intérêt.

Du coup, cela ne lui fait rien qu’on donne dans la même ville un autre Godot en même temps que le sien, mis en scène selon les idées de Temkine. Dès le 22 avril, deux semaines avant le grand jour pour Henrike Zöllner, le théâtre Ernst-Deutsch présenta son Godot. Fort de 744 places, c’est la plus grande scène privée du pays, mais elle ne peut rivaliser avec le Grand Théâtre, les publics et les ambitions des deux institutions étant trop différents. Gerd Heinz, le metteur en scène de ce « Godot fait de la résistance », a fait esquisser les Alpes françaises à la craie sur des cloisons noires, et il ne s’est pas passé grand-chose d’autre. Le quotidien hambourgeois Abendblatt se fendit tout de même de formules élogieuses : « Par sa mise en scène, sa scénographie et un quatuor de comédiens qui ne démérite pas, le théâtre Ernst-Deutsch a réussi cette saison à présenter une production remarquable, qui n’aurait aucun mal à satisfaire les attentes au Grand Théâtre. » Mais y eut-il quelqu’un pour trouver de l’intérêt à cette pique contre Borgstahl et sa première imminente ? La machine publicitaire mise en branle par le Grand Théâtre fonctionna à la perfection et envoya toute autre annonce théâtrale aux oubliettes.

VIII. Le plus grand théâtre de langue allemande

Avec le rythme soutenu auquel paraissaient les articles dans la presse, Borgstahl avait fini par prendre bel et bien la grosse tête. Il commanda pour la première de « Godot » un aménagement temporaire de la grande salle. Car si le Grand Théâtre de Hambourg est la plus grande salle allemande, elle n’est pas la plus grande salle où l’on parle allemand. Celle-ci se trouve toujours à Vienne, c’est le Burgtheater. Mais pour cette soirée de première, il fallait que ça change, comme si Borgstahl lui aussi avait compris l’idée de son prédécesseur Tom Stromberg : « dans cette grande maison, on veut aujourd’hui encore de grands effets. »

La salle du Burgtheater comprend 1193 places assises, 103 places debout et 13 emplacements pour fauteuils roulants, donc en tout 1309 possibilités d’assister à la représentation. Le Grand théâtre de Hambourg a 1192 places assises, plus quatre emplacements pour les spectateurs en fauteuil roulant. Il fallait donc ajouter 114 places supplémentaires pour battre les Viennois.

Borgstahl fit fabriquer des bancs mobiles tapissés de velours rouge, assortis aux sièges déjà en place. Il les fit installer à des emplacements appropriés de la salle, par exemple sur le côté des rangs du parterre. Le responsable de la sécurité incendie fit mine de contrecarrer ses plans à la dernière minute, mais il finit par dire amen.

Zöllner n’avait rien contre cette agitation à court terme, elle convenait bien à l’esprit de démesure de toute la production. Effet secondaire positif, il y avait deux jours avant la première d’un seul coup plus de cent nouvelles places disponibles.

La prévente s’était en effet terminée dès le premier jour, les sept représentations prévues affichant presque tout de suite complet. Tous voulaient attendre Godot, et il n’était pas prévu de reprise en-dehors de cette saison. Rejouer le spectacle était exclu parce que Weltmüller tournait « un film sur l’holocauste » juste après les vacances d’été et, selon son agence, enchaînait tout de suite sur d’autres engagements. Et qui aurait pu, après Weltmüller, reprendre le rôle du Godot de Hambourg ?

Du reste, comme pour faire la preuve de l’indomptable force d’attraction que le théâtre peut encore exercer, on plaça la dernière représentation le jour même où se jouait la finale de la coupe du monde de football en Afrique du sud. Aucun théâtre du monde ne se permet une chose pareille, sinon par mégarde. Mais ici ce n’était pas une erreur, c’était une date délibérément choisie, et la vente immédiate de toutes les places pour cette dernière, c’était tout un symbole : la salle, nous la remplissons absolument quand nous voulons.

IX. La première

Le sept mai, le jour de la grande première, à vingt heures précises, toutes les places sont occupées. Le théâtre est rempli comme jamais, une agitation indescriptible règne dans la grande salle. Tous attendent. Ils attendent Godot. Ils attendent Weltmüller. Le public se concentre sur chaque mot prononcé par les acteurs. Ils guettent les indices qui annonceraient l’apparition prochaine de ce personnage imposant et inconnu, les allusions à l’épiphanie de Godot, la grande entrée de Weltmüller. Et c’est un spectacle plutôt conventionnel qui pendant ce temps se déroule sous les yeux des spectateurs. L’arbre prescrit par le texte est planté pour les deux actes au milieu de la scène, d’abord dépouillé puis garni de quelques feuilles, comme stipulé par Beckett dans ses indications de mise en scène.

Au bout de quelques temps, au moment où Wladimir lève la main et ordonne « écoute ! », quelques spectateurs se lèvent un peu de leur siège pour pouvoir bondir au bon moment et apercevoir par-dessus les autres Godot faisant son entrée. Mais rien de tel ne se passe. « J’aurais juré que quelqu’un criait » dit Wladimir pour s’excuser. Peu après, deux personnages entrent bel et bien en scène, mais ce ne sont que nos vieilles connaissances Pozzo et Lucky.

Une fois que les deux sont repartis, comme on s’y attendait, le messager de Godot entre en scène pour la fin du premier acte. Il dit garder les chèvres pour son maître et venir à présent délivrer un message de sa part : il ne viendra pas ce soir, mais certainement demain. C’est le texte, c’est comme ça que ça s’est toujours passé, et c’est comme ça que ça se passe encore. Pas de Godot, nulle part. A la fin du deuxième acte, peu de temps avant que la pièce soit finie pour de bon, le jeune garçon revient dire la même chose et s’enfuit en courant. Quelques minutes plus tard, Wladimir et Estragon décident à leur tour de partir, mais ils obéissent tout de même à la didascalie par laquelle Beckett termine sa pièce : « Ils ne bougent pas ». Les acteurs gardent la pose quelques minutes et rien ne se passe d’autre. L’atmosphère est oppressante, presque insupportable. Il ne semble pas qu’il y ait une claque, le public est livré à lui-même.

Au bout d’un long moment, quelqu’un commence timidement à applaudir, mais personne ne se joint à lui. Ce n’est pas possible que la pièce soit finie, il manque encore quelque chose. A nouveau se passent quelques instants interminables, une fois encore on entend, quelque part dans la salle, quelques claquements solitaires. Ce n’est que bien plus tard que les applaudissements prennent forme, de toute façon plus rien ne se passe sur scène, la pièce est donc vraiment terminée, une fois de plus Godot n’est pas venu. Peut-être qu’il viendra tout de même sur scène, au moins pour saluer, c’est ça ! Cette idée fait vite le tour de la salle, il ne pouvait en être autrement. Ce qui commence alors, des mots ordinaires comme « déchaîné » ou « débridé » ne le décrivent qu’imparfaitement. Tous, vraiment tous, se lèvent les uns après les autres de leur siège, ils rient de leurs propres attentes et sont fermement convaincus que Weltmüller va venir sur scène pour se faire applaudir. Comme ils se sont bien laisser tourner en bourriques, incroyable ! Il y aurait même des leçons à en tirer, mais maintenant, qu’il ait l’obligeance de venir, nous voulons le voir, maintenant au moins.

Les cinq acteurs ne cessent de revenir sur scène et de saluer, le joli petit messager se fait spécialement applaudir à plusieurs reprises. Pendant dix minutes, l’ovation frénétique ne faiblit pas, toute cette cérémonie conclusive dure depuis bientôt une demi-heure, mais toujours pas de Weltmüller. Goguenard, un chœur parlé s’élève : « Où ? Où ? Où – est Godot ? » Au bout d’un moment, le ton se fait plus agressif.

Et soudain, une spectatrice saute sur la rampe et court en direction de la coulisse. L’acteur qui jouait Pozzo fait mine de la repousser hors de la scène, mais elle le plaque au sol presque sans y prendre garde, et voilà que d’autres ont suivi son exemple, et les spectateurs ont clairement l’avantage du nombre. Quelques-uns des envahisseurs disparaissent dans l’arrière-scène, les acteurs se retirent, tous sauf Lucky, qui n’avait rien à dire dans la pièce à part son monologue, et met à présent d’autant plus de vivacité à discuter avec quelques rebelles.

Les applaudissements ont cédé le pas à ce qu’il faut bien désormais appeler des bruits de tumulte. Dans la salle on se pousse, on crie, on hue, tout s’agite et se rue en avant. Entre-temps, un spectateur a arraché des morceaux du grand rideau. L’arbre du décor, bien heureusement en caoutchouc, est projeté loin dans les rangs du public. Réciproquement, quelques-uns des bancs mobiles rejoignent la scène par un procédé expéditif. On les y empile pour bloquer le rideau de fer, qui a commencé à descendre. Le reste des bancs s’est coincé entre les rangées fixes. Quelques personnes tombent pendant l’escalade. En tout, une bonne douzaine de spectateur de cette première seront blessés plus ou moins grièvement.

Les scènes de tumulte dans la salle durent plusieurs minutes. Une trentaine des sièges de velours rouge se font éventrer, comme on put le constater plus tard, et ce par un public qui se considère comme le plus bourgeois du pays. Le service d’ordre brille par son absence. Ce n’est qu’avec la diffusion par haut-parleurs d’ordres d’évacuation et l’apparition de quelques policiers que les spectateurs commencent à quitter le bâtiment.

Quelques envahisseurs se sont frayés dans l’arrière du théâtre un chemin jusqu’aux loges et entreprennent une fouille systématique des lieux. Il faut bien qu’il soit quelque part. Il ne peut plus être bien loin.

Weltmüller finit par percevoir le danger. Pendant tout ce temps, il est resté seul dans une sorte de débarras fermé de l’intérieur, sans doute occupé à camper un Godot particulièrement étudié. Lorsqu’il entend les deux employés de la sécurité hurler dans leurs talkie-walkies, il commence à prendre peur.

Il ouvre la porte de l’intérieur, voit le groupe de gardes, il y en a cinq maintenant, et il ressent l’agitation fébrile qui s’est emparé de tout le théâtre. Il se résout à prendre la fuite, plante là ses gardes déconcertés, et parvient par les couloirs des loges à l’entrée des artistes, il s’élance à l’air libre dans le seul but de déguerpir. Renouant le double cordon doré de sa robe, le voilà qui retrousse à deux mains ses basques d’or jusqu’à ses cuisses pour foncer en direction de l’Ellmenreichstraße, puis à travers l’Hansaplatz jusqu’au Steindamm. Là, il voit un taxi qui s’approche, et court dans sa direction, criant et gesticulant.

X. Reni Adler

Dès le jour suivant toutes les autres représentations prévues de Godot furent annulées. On ajourna les autres spectacles joués dans la grande salle en attendant que celle-ci soit remise en état. Le sénat de Hambourg se montra extrêmement irrité de ces événements. Le projet jusque-là controversé de réduire les subventions du théâtre devint aussitôt concret, une réduction de budget de 1.2 millions d’euros sera prochainement mise aux voix. Borgstahl n’a plus rien d’autre à faire que de démissionner.

Il est difficile de déterminer jusqu’à quel point la metteuse en scène avait prévu que la soirée se déroulerait ainsi. En définitive, la plus grande partie du public n’a pas compris le sel de son idée. Peut-être aurait-il suffi que Weltmüller soit venu sur scène pour saluer avec les autres. Cela aurait sans doute ôté tout son sens au projet d’Henrike Zöllner, mais après tout, la robe d’apparat brodée d’or était financée par l’argent public. Même si ce n’était certainement pas la plaisanterie la plus coûteuse dans l’histoire culturelle de l’humanité.

Ce n’est peut-être pas une mauvaise chute que Godot finisse par apparaître, au bout de soixante ans, à une chauffeuse de taxi indifférente, qui lui aurait préféré des clients dignes de ce nom qui éviteraient de se prendre dans son volant. Après le petit accident devant le Grand Théâtre, elle descend de son véhicule pour estimer le dommage et se mettre d’accord avec le chauffeur du minibus. Entre-temps, les spectateurs de la première sont de plus en plus nombreux à jeter des coups d’œil dans son taxi. A travers les vitres, ils voient briller le brocart doré et les broderies luxueuses. La nouvelle se répand vite alentour, puis on entend quelque part le nom de Godot, il se démultiplie, se transforme en cris, et à l’intérieur du véhicule l’homme d’or, comme pris de démence, hurle pour sauver sa vie et implore la chauffeuse revenue prendre ses papiers dans la boîte à gant : « s’il vous plait, s’il vous plait, s’il vous plait, roulez ! Roulez ! Sauvez-moi ! » Elle ne sait pas ce qui lui arrive, ça ne se fait pas de quitter ainsi le lieu d’un accident, mais elle claque la portière et démarre en trombe, Reni Adler, la complice de Godot en fuite.

(article paru le 17 mai 2010)

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